Lettre 008
16 mai 2021
Chez Monsieur Benz,
Lors de notre première correspondance, j’ai glissé qu’il faudrait que je vous parle de la malencontreuse rencontre entre ma voiture et une tranchée. Si Gandalf, en me voyant derrière le volant, se fendrait d’un « Fuyez pauvres fous ! », je tiens à préciser, votre honneur, que je suis tout à fait innocente dans cette affaire.
Tout a commencé par un repas organisé chez une collègue de travail pour fêter la fin de l’année scolaire. Elle avait précisé résider dans une impasse. L’inconvénient c’est que le long de la rue principale, il y en avait treize à la douzaine. Manque de chance, j’ai emprunté celle du diable. Malgré la présence d’un panneau de la ville, le chemin gravillonné aurait dû me mettre la puce à l’oreille. C’est ainsi que j’ai accidentellement fait tomber le premier domino…
Prenant conscience de mon erreur, j’ai pensé que faire demi-tour dans le terrain vague se trouvant au bout de l’allée serait une brillante idée. Etrange tout de même cette bonne hauteur d’herbe sur tout le pourtour de la voie alors que le terrain en L était parfaitement tondu. J’ai enquillé la première et la roue avant droite a basculé dans le vide. Lorsque j’ai réussi à m’extraire de ma Clio, les riverains accouraient pour me prêter assistance. Le bas du dos légèrement endolori, je fixais consternée mon véhicule, dont la roue arrière gauche se prenait pour Icare.
Mon premier réflexe a été de téléphoner à ma collègue. A son arrivée, voulant se montrer rassurante, elle a grimpé sur la voiture et a commencé à la secouer de toutes ses forces, affirmant qu’on allait réussir à l’extraire de là. Armée de ses quarante kilos toute mouillée, elle a au moins eu le mérite de me faire rire.
Face à notre échec aussi cuisant que le soleil de début juillet, j’ai fini par appeler mon mari et une dépanneuse. Les riverains ont eu la gentillesse de rester avec nous, et l’histoire va vous prouver, Monsieur Benz, que nous n’étions pas de trop pour éviter une réaction en chaine catastrophique.
Petit aparté pour replacer cette aventure dans son contexte. Le bailleur de toute l’impasse était un gros propriétaire terrien de cette ville. Mais aussi une personne peu recommandable, en conflit avec tous ses locataires et voisins. Il avait donc fait creuser une tranchée afin d’enquiquiner les riverains, laissant pousser l’herbe pour la masquer. Piéger un terrain est illégal mais la police a refusé de se déplacer car je n’étais pas blessée. Si j’avais pu deviner l’avenir, j’aurais soudainement eu très mal au dos.
Lorsque l’homme qui valait trois dinars est arrivé, il a tellement serré le bord du chemin que je vous le donne en mille… Presque ! Heureusement que nous étions une dizaine de personnes pour hurler en faisant de grands gestes. Cinq minutes plus tard, nous recommencions notre chorégraphie, le dépanneur manquant de peu de basculer à son tour. Je sais, Monsieur Benz, tout cela semble incroyable. Mais cette lettre n’est que la partie émergée de l’iceberg. Parce que lorsque vous avez maille à partir avec le diable, vous en sortez rarement gagnant.
Par sécurité, il m’a était interdit de récupérer ma voiture, cette dernière a donc été remorquée au garage pour vérifier l’étendue des dégâts. Les riverains ont tous proposé de témoigner auprès de mon assureur, photos à l’appui. Je suis repartie avec les identités de tous ces braves gens. Si j’éprouve toujours une haine sourde face à l’injustice subie, je ressens encore, des années après, une profonde gratitude envers ces femmes et ces hommes, qui se sont assuré que j’aille bien, qui ont eu la présence d’esprit de prendre des photos, qui sont restés à mes côtés pour me rassurer et m’aider dans les démarches. Il y a des gens bien et il faut aussi le dire, l’écrire, le crier et leur rendre hommage.
Cher Monsieur Benz, nous avons beaucoup ri de cette mésaventure lors de la soirée pizza qui a suivi. Tout était bien qui finissait bien… en réalité, pas tout à fait. Mais cela, je vous le conterai une autre fois.
En route pour la prochaine lettre !
Crédit photo : Mabel Amber, who will one day sur Pixabay.