Suite et fin. ( Les trois premiers épisodes sont disponibles dans la catégorie « Nouvelles, poèmes et fantaisies ». )
.Je venais d’avoir vingt ans et ma vie prenait un nouveau tournant. Je n’avais pas à me plaindre, rares étaient les personnes à avoir une aussi grande espérance de vie que moi. Rares étaient les gens heureux dans ce bas monde. Je n’étais plus une enfant, je devais agir en adulte. Rassemblant mon courage, je pris la parole, coupant Joan qui ne savait lui-même plus où il en était. Le silence se fit et j’eus l’impression de parler à toute une assemblée :
« Si je comprends bien, quelque chose de grave se trame, mais vous ne savez pas comment me le dire. Je ne vais pas vous mentir, de toute façon, je ne sais pas le faire. Cette conversation ne m’enchante guère, mais je suis déjà privilégiée de par mon génome, alors il faut bien que j’en subisse quelques conséquences aussi, j’imagine. »
A voir la tête de mon auditoire, on aurait pu croire que je venais de parler à des carpes qui n’avaient qu’un seul désir, retourner dans l’eau. Un haussement de sourcils de ma part fit réagir l’une d’elles, mon père :
« Eh bien, Joan, je pense que vous pouvez y aller. Elle devrait comprendre. »
Mon petit papa, fidèle à lui-même, parlait peu, mais allait à l’essentiel. Ce fut donc, comme toujours, Joan qui m’exposa les faits :
« Ecoute Lila. Depuis cinq ans, pas une seule naissance n’a eu lieu chez les non-mutants. Les leucémies, malformations et autres cancers se multiplient et sont de plus en plus foudroyants. La population est fatiguée, énervée, perdue. L’espoir n’existe plus chez ces gens-là. Et quand il n’y a plus d’espoir ni d’amour, mais que de la colère et de la résignation, c’est la haine qui prend le pas sur tout. Rien de bon ne peut être fait avec de la haine, dans notre cas, aucune vengeance ne sera salutaire. La révolution se prépare dans plusieurs pays. Les gens ne sont ni aveugles ni idiots. Ils savent qu’il y a des naissances d’enfants viables, que des personnes sont en parfaite santé. Au début, ce n’étaient que des rumeurs, mais certains employés hauts placés de l’Etat Unifié nous ont trahis. Ils ne comprennent pas pourquoi eux vont mourir si vite et dans tant de souffrances, quand nous nous avons le droit de vivre et de bâtir une nouvelle civilisation. Je comprends leur sentiment d’injustice, mais je n’ai pas de réponse à leur apporter.
– Alors tout le monde connaît notre existence ?
– Ce n’est l’affaire que de quelques semaines.
– Ce n’est peut-être pas une si mauvaise chose. L’humanité va perdurer, ça devrait rendre de l’espoir aux gens.
– Fais un effort Lila ! Les gens naissent dans la misère, dans la souffrance et dans l’idée que leur mort peut frapper à la porte à tout instant. Cela fait plus de trois générations que c’est comme ça. Nous sommes tous las de cette situation. La génération de ton frère et de ta sœur sait qu’elle sera la dernière. Même si une nouvelle humanité voit le jour, nous sommes les derniers de notre genre et c’est difficile à admettre. La fin fait forcément peur. »
L’intervention de mon père, au-delà de la surprise qu’elle créa en moi, me fit l’effet d’un électrochoc. Je ne pus retenir mes larmes. Joan prit la suite d’une voix bienveillante :
« Le monde comme nous le connaissons amorce son dernier tournant. Mardi matin, trois enfants de Darwin ont été abattus en pleine rue, pour seule forme de procès qu’ils avaient le droit à une vraie vie. Quand l’assassin a été arrêté, il ne cessait de hurler : « Pourquoi eux et pas nous ? ». Ils ne comprennent pas notre différence, ils en ont peur et ils en sont jaloux. Nous ne devons pas leur en vouloir, Lila. Ils n’ont plus rien, alors que nous avons l’avenir. Tu n’es plus en sécurité. Plus personne ne l’est à vrai dire. Quand l’information de l’existence d’une nouvelle évolution de l’espèce humaine sera connue de tous, ce sera de nouveau le chaos. »
Je me souviens de tous les mots échangés ce soir-là. Des cris, des pleurs, de cette haine que je ressentais pour la première fois. Je ne pourrais jamais oublier les au revoir, qui furent des adieux, le long voyage de nuit avec Joan, les chiens hurlants, mon chagrin tout le long du chemin.
***
Les premiers mois au camp furent étranges. Nous étions une communauté totalement hétéroclite. Des gens de tous âges, de toutes confessions religieuses, parlant une large gamme de dialectes. Pourtant, nous n’étions pas des inconnus les uns pour les autres. Un lien nous unissait, une sorte de force inexplicable. Malgré la barrière de la langue, nous arrivions à communiquer avec une facilité déconcertante. Rapidement, un grand élan de solidarité se mit en place. Je pris sous mon aile une fratrie de trois orphelins, arrivés quelques semaines après moi et complètement déboussolés. Les pauvres chéris, qui avaient de deux ans et demi à onze ans, étaient dans un état de saleté et de dénutrition alarmant. Preuves vivantes du chaos en marche à l’extérieur. La somme des connaissances de chacun nous a permis de vivre dans une certaine harmonie. Nous avons appris à bâtir, à cultiver la terre, à tisser nos vêtements et bien d’autres choses. Certaines personnes, souvent d’anciens militaires, s’occupaient de notre sécurité et malgré quelques incidents, nous n’avions pas trop d’inquiétudes à avoir de ce côté-là. Nous avions besoin de certains objets et d’informations provenant d’un monde que nous avions quitté et qui vivait ses derniers instants. S’y rendre était dangereux et il fallait savoir se montrer rapide, discret et efficace. Une équipée d’une vingtaine de personnes fut mise sur pied, on nous surnomma affectueusement les renards. Je devins la renarde libraire, car ma spécialité était de chaparder des livres. Parmi les plus beaux moments vécus durant cette période difficile, il y eut les lectures théâtralisées devant un parterre d’enfants littéralement transportés. C’est à cette époque que je fis la connaissance de James. Nous faisions équipe lors de nos virées nocturnes. Bien vite, ces dernières prirent un tout autre tournant.
Le plus difficile fut de s’adapter à notre nouveau statut. Elevés comme nous l’avions été dans l’ignorance de nos capacités sensorielles, nous avions quelques difficultés à nous y adapter. Les émotions des uns devenaient vite celles des autres et il fallut un important travail sur chacun d’entre nous pour arriver à nous canaliser.
Les nouvelles de l’extérieur étaient forcément mauvaises, nous perdions nos familles à tour de bras. Les cérémonies du souvenir étaient bien trop fréquentes au goût de tous, mais nécessaires pour notre deuil.
Nous avons eu l’immense honneur de recevoir Elya, la toute première Enfant de Darwin, parmi nous. Jamais je n’avais rencontré une personne dont émanait une telle aura. La sagesse incarnée. Elle nous donna de précieux conseils, dont le plus précieux : « Sachez être patients, le moment viendra où le phénix renaîtra de ses cendres. » Avant son départ, elle nous apprit que d’autres camps étaient disséminés un peu partout dans le monde et qu’un jour viendrait où nous pourrions nous réunir. Elle nous apporta la sérénité.
***
Il y a cinquante ans que j’ai commencé à coucher mes souvenirs sur le papier. J’avais tellement peur de tout oublier. Peur inutile, j’ai une mémoire à toute épreuve. Dès mon arrivée au camp, j’ai couché toute ma vie sur un cahier, toute ma vie d’avant. Puis j’ai dormi durant deux jours. A mon réveil, je l’ai lu, puis je l’ai fermé et j’en ai entamé un autre. J’ai ouvert la porte de ma chambre et j’ai pris la décision de vivre la seconde partie de ma vie. Sans oublier mon passé, ma famille tant aimée, ma maison, mes habitudes. Mais sans m’apitoyer sur mon sort. On me donnait la possibilité d’être de ceux qui feraient le changement. Ceux qui créeraient un monde nouveau. Ceux à qui la Terre donnait une nouvelle chance. Je n’avais pas le droit de me montrer ingrate.
J’ai eu et j’ai toujours une vie heureuse, malgré les épreuves parfois difficiles. Je suis mariée à James, nous ne parlions pas la même langue, mais nous avons su communiquer tout de même. Je ne peux que remercier nos prédispositions génétiques, qui nous ont permis de développer certains dons. Nous avons sept magnifiques enfants, dont trois de cœur et toute une ribambelle de petits-enfants, dont une petite-fille qui est mon portrait craché au niveau du caractère. Ma fille me remercie souvent ironiquement pour ce cadeau. Tous connaissent mon vécu, j’estime n’avoir rien à cacher.
Joan, mon grand ami, avait raison. Le chaos eut lieu, l’Etat Unifié fut renversé et les Enfants de Darwin durent se réunir et se cacher pour survivre. L’extinction de l’Homo Sapiens fut plus rapide que prévue. Mais à notre grand étonnement, la dernière représentante s’éteignit dans son sommeil à quatre-vingt-cinq ans.
Nous avons créé une nouvelle ère, une nouvelle humanité. Nous ne sommes pas toujours d’accord sur tous les points, surtout en ce qui concerne la politique et la religion, mais nous avons l’esprit ouvert et savons faire des concessions. Nous vivons dans le respect de notre prochain. Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir dans la reconstruction de notre monde, mais nous y arriverons. Un grand débat nous occupa plusieurs mois au tout début de notre rassemblement. Pourquoi l’être humain avait-il une nouvelle chance ? N’avait-il pas voulu se détruire ? Qu’est-ce qui avait fait qu’une nouvelle évolution avait eu lieu à ce moment précis ? La réponse fut unanime. Est-elle la bonne ? Nous n’en savons rien et n’avons pas la prétention de connaître la vérité absolue. Il est communément admis que c’est la Terre qui a décidé de nous sauver. Elle nous a donné la vie, accueillie en elle et a décidé de nous sauver. Mais pourquoi ? Nous lui avons fait tellement de mal. Peut-être tout simplement, parce que dans sa grande sagesse, elle a su que si nous n’étions pas tous bons, nous n’étions pas tous mauvais. Que tout n’est pas noir ou blanc, que les nuances permettent de modérer. Nous la remercions chaque jour de nous avoir permis d’évoluer. Le travail à faire est encore long, la pollution loin d’être redescendue à un seuil acceptable, l’humanité est toujours imparfaite et le restera sûrement jusqu’à la prochaine évolution. Mais des échecs du passé, nous tirons des leçons que nous enseignons à nos enfants. L’histoire de l’humanité doit être enseignée, rien ne doit être censuré, car le meilleur moyen de ne pas reproduire nos erreurs c’est de ne jamais en oublier les conséquences. Tout n’est pas reconstruit, nous ne sommes pas parfaits, mais nous avons en nous une chose, une force, qu’avaient perdue nos ancêtres et qui nous fera avancer… L’espoir !
Crédit photo : beate bachmann sur Pixabay.
Un avis sur « « Les Enfants de Darwin » (4/4) »