Lettre 019
04 décembre 2020
Chère Mère Noël,
J’ai l’habitude de vivre en total décalage par rapport à la norme. Ce n’est pas tous les jours confortable mais c’est ma vie, et à bientôt trente-deux ans je commence enfin à m’en taper le coquillard de ne pas être le parfait cliché de la femme-épouse-mère et working girl parfaite. C’est ainsi qu’hier, je n’ai pas vu d’objection à ce que le manchot nous accompagne pour effectuer les courses hebdomadaires. Installé dans le caddie, il a vite compris que tout ce qui tombait à l’intérieur finirait à la maison. Je peux te dire que le manchot a le bras long et qu’à ce rythme-là il va vite devenir le meilleur ami du général Leclerc.
Si lorsque j’étais enfant mes parents me retrouvaient souvent volontairement égarée au rayon des livres, le manchot a tenté le coup à celui des surgelés. Tu aurais dû le voir s’amusant à se cacher entre les paquets de légumes, surgissant comme un diable sortant de sa boite dès qu’une personne ouvrait la porte du congélateur. Au bout de dix minutes, une vingtaine d’enfants tentait de grimper dans les bacs pour l’imiter. Le grand sourire que j’arborais à la vue de cette scène de liesse s’est vite évanoui face aux regards courroucés que me lançaient leurs parents. A toi, je peux bien avouer qu’une larme est même venue s’écraser sur mon masque.
Chère Mère Noël, au Pôle Nord plus personne n’ignore que le manchot est mélomane et que de la musique est diffusée en continue dans les supermarchés. Alors que nous attaquions la longue attente en caisse, ce dernier a commencé à taper de la patte, puis à claquer de l’aile sur le flanc, pour finir par se dandiner en rythme. Un arc-en-ciel inversé a pris place sur mon visage et faisant fi de la bienséance, j’ai calqué mon déhanché sur le sien. C’est alors que la magie de Noël a commencé à opérer. Autour de nous, les yeux se sont plissés de rire. D’après le manchot, la musique adoucit les morses. J’aurais voulu que cet instant de grâce dure toujours.
De retour dans la voiture, à la nuit tombée, ses grands yeux tournés vers les décorations de Noël illuminant la ville de mille feux, le manchot était en extase. Ça lui en a cloué le bec ! Sa présence a transformé la corvée en un mignon moment familial. Le seul bémol c’est qu’il est aussi innocent qu’un enfant et que nous l’oublions un peu trop souvent. Lorsqu’il a demandé quel était ce langage que j’utilisais envers certains automobilistes, Mathieu a eu l’excellente idée de répondre que je les affublais de noms d’oiseaux. Sur l’instant, nous avons vraiment cru avoir noyé le poisson.
Cependant, depuis ce matin, malgré la pluie, le manchot s’est pris de passion pour l’ornithologie. Chère Mère Noël, rassure-moi, aucun lutin ne croit que l’ornithologie est l’étude des ornithorynques ? Non, parce que par chez moi certains en sont persuadés et ça me donne de l’urticaire à en faire pâlir de jalousie une pivoine. Mais revenons-en à notre ami, qui fouillant dans notre chambre a fini par mettre l’aile sur la paire de jumelle. Se hissant sur une chaise de la cuisine, il a observé des heures durant les oiseaux par la fenêtre.
A 11h, il m’a demandé un carnet et un stylo pour noter ses observations. Vers 14h, fier comme un paon, il a appelé Mathieu pour lui faire part de ses découvertes. C’est ainsi que le gros oiseau noir et blanc (une pie) s’est vu affubler du doux nom de connasse et que le rouge-gorge est devenu un mou du bulbe. Durant le goûter, il nous a avoué être un peu déçu de ne pas avoir vu d’enculé passer dans le ciel. Je crois qu’il devient urgent de faire une mise au point.
Chère Mère Noël, la nuit tombe à nouveau, je te laisse car j’ai promis au manchot que nous allions admirer les étoiles.
Des bisous esquimaux !
A dans pas si longtemps !
Crédit photo : ArtTower sur Pixabay